Ensemble des portraits des femmes de Sorel et leur témoignages

Les petits remèdes : le cas des « Pilules Rouges du Dr Coderre »

À partir du mois de juin 1898, on peut lire dans le journal Le Sorelois des témoignages de femmes ayant trouvé remède à leurs maux grâce aux cachets vendus par La Compagnie chimique Franco-Américainne. Fondée en 1896 par le médecin et homme d’affaires natif de Saint-Denis-sur-Richelieu, Arthur Mignault1, la compagnie met sur le marché un médicament commercialisé pour une clientèle féminine. Quels sont les effets réels de ces médicaments? Pendant combien de temps ont-ils été vendus ? C’est ce que cet article cherche à établir.

Les origines

Publicité Pilule du Dr Coderre, La Presse, 20 mai 1899.
Publicité des pilules rouges du Dr Coderre, La Presse [Montréal], 20 mai 1899, p. 16.

Le médicament nommé les « Pilules Rouges du Dr Coderre »2, rend hommage au médecin et professeur Joseph Émery Coderre (lui aussi natif de Saint-Denis), qui a été professeur à l’École de Médecine et de Chirurgie de Montréal3 où Mignault a reçu son éducation médicale4. Le vrai Dr Coderre a lui-même sa propre ligne de remèdes, dont le « sirop des enfants du Dr Coderre », le « Tonic Elixir » et l’« expectorating syrup »5.  

Le Dr Coderre, comme le Dr Mignault, faisait partie de ces nombreux professionnels qui se sont lancés dans la vente de médicaments dans la deuxième moitié du 19e siècle, semble-t-il, pour soigner les maux communs de la population. C’est une pratique de plus en plus populaire à cette période, résultat des avancements réalisés en pharmacologie6. Même si les médecins avouent eux-mêmes que ces remèdes permettent « de soulager plus que guérir »7, plusieurs professionnels de la santé fabriquent ou prêtent leurs noms à ce type de médicament thérapeutique et investit dans la publicisation de ces pilules présentées « magique ».

La recette publicitaire

La Compagnie chimique Franco-Américaine ne fait pas exception à la règle. Leurs publicités, qui pouvaient couvrir le quart d’une page du journal, étaient presque toujours accompagnées du témoignage d’une cliente satisfaite. C’est dans ce format que les publicités sont présentées dans Le Sorelois, mais aussi dans la plupart des journaux à grand tirage, comme le Guide de la ménagère et l’Almanach du peuple.

Le plus souvent, elles commencent par une introduction, parlant des maux des femmes en des termes très euphémiques, afin de ne pas offenser les esprits. On utilisait plusieurs tactiques de vente, la plus populaire jouant sur la culpabilité et l’inaptitude des femmes à faire leurs « devoirs d’épouse ».

Par exemple, dans Le Sorelois du 1er décembre 1899, on peut lire: « Un nombre incalculable de femmes sont malheureuses par leur faute, et rendent tous ceux qui les entourent malheureux. Leurs maris se découragent et naturellement, peu à peu abandonnent leurs maisons »8. À la suite de ces accusations, un texte décrivait l’efficacité des cachets et une liste de tous les maux qu’ils soignaient :

« Elles [les pilules] guérissent le beau mal, les irrégularités, la leucorrhée, tiraillements dans les hanches, douleurs dans le bas-ventre, mal de rein, point de côté, douleurs entre les épaules, brûlements d’estomac, palpitations de cœur, l’hystérie, étourdissement, mal de tête, nervosités, perte de sommeil, enflures des jointures, froideurs des pieds et des mains, bouillonnements du sang, suivis d’affaiblissements. »9

Les publicités à propos des pilules se trouve un peu partout: dans les livres de bonne ménagère, les journaux et même les romans ! Voici la page 105 du livre "La besace haine: un roman historique canadien inédit". (1927)
Les publicités à propos des pilules se trouve un peu partout: dans les livres de bonne ménagère, les journaux et même les romans ! Voici la page 105 du livre « La besace haine: un roman historique canadien inédit ». (1927)

Ces maux spécifiques à la santé féminine étaient liés à des douleurs prémenstruelles ou menstruelles10, à des symptômes de ménopause ou à l’anémie.

Services complémentaires

En outre, La Compagnie conseillait à leur clientèle de prendre les « Tablettes purgatives du Dr Coderre » contre la constipation, un effet secondaire courant des pilules rouges et dont l’entreprise profitait sans doute.

Elle offrait aussi des consultations avec des médecins associés à La Compagnie. Il était possible de les contacter par courrier à la boîte postale 2306 de Montréal (le numéro de La Compagnie). À partir du mois de septembre 1898, on offre des consultations en personne dans les bureaux de la maison mère, au 274 rue Saint-Denis, à Montréal11. En novembre 1899, d’autres bureaux de consultations sont ouverts à Québec, au 66 rue Saint-Jean, et à Boston, au 241 rue Trement12.

Disponibilité et contenu

Les Pilules Rouges étaient disponibles en magasin et par la poste au coût de 0,50$ pour une bouteille de 50 cachets. Elles étaient aussi vendues en lot de six pour 2,50$. Chaque bouteille était enveloppée d’une circulaire qui contenait de l’information additionnelle sur sa posologie13.

Les ingrédients contenus dans ce remède aux allures magiques ont longtemps été gardés secrets. Ce n’est qu’au début du 20e siècle que la British Medical Association analyse le produit et y identifie des composantes comme du sulfate ferreux, du carbonate de potassium, du magnésium, de la poudre de réglisse et du sucre14.

Témoignages de clientes satisfaites

La présence de témoignages féminins dans chacune de ces publicités avait pour objectif de gagner la confiance de la future clientèle. Bien que l’on connaisse peu le processus par lequel ils ont été acquis, on peut supposer qu’ils ont été récoltés lors du suivi après vente des clientes satisfaites, qui acceptaient que l’on utilise leurs témoignages comme preuve d’efficacité15.

Par exemple, on peut trouver quatre clientes provenant de la région entre 1898 et 1900 dans Le Sorelois : Mme Urgèle Piché, Marie-Louise Côté, Mme Louis Pépin et Bernadette Busssière. Comme toutes les autres, elles ont offert leurs portraits, leurs noms et leurs adresses complètes aux lecteurs du journal comme gage de véracité.

L’épouse d’Urgèle Piché (dont nous ne connaissons pas le nom) est née à Sorel, mais habite à Montréal. Elle explique qu’après avoir eu son bébé, elle se sentait faible et n’était pas capable de retrouver la santé16. Les médecins qu’elle a consultés lui auraient même dit qu’elle avait une consomption. Elle ajoute qu’avec les pilules et les conseils des médecins de la Compagnie chimique Franco-Américaine, elle s’est complètement rétablie.

Marie-Louise Côté de La-Visitation-de-Yamaska affirme, elle aussi, être complètement guérie de ses maux de tête17 (probablement des migraines à en croire les symptômes) dont elle souffrait depuis trois ans. Les pilules auraient aussi guéri ses maux d’estomac et sa faiblesse. Elle aurait consommé trois boîtes de 50 pilules avant de reprendre du mieux.

La femme de Louis Pépin18, que l’on suppose être Émilie Fourquin, née à Yamaska et habitant à St-François-du-Lac, attribue aux « Pilules Rouges » le départ de tous ces maux, dont sa faiblesse de sang et les palpitations qu’elle dit être le résultat du « retour de l’âge » (terme euphémique pour parler de la ménopause).

C’est aussi un miracle pour Bernadette Bussière de Sorel qui, depuis cinq ans, traînait une faiblesse, des palpitations de cœur, des étourdissements et des problèmes de digestions. Elle fut « guérie » par ces pilules.

État des faits

Si les témoignages sont réels et en connaissant quels ingrédients étaient utilisés dans la fabrication de ces pilules, on peut penser que ces femmes faisaient de l’anémie, puisque la quantité de fer était assez bonne pour enrayer ce problème, probablement lié à de la malnutrition19.

D’ailleurs, il ne faudrait pas penser que ce genre de médicament était le seul fait féminin. La pilule Moro, pour les hommes faibles, fait son apparition sur le marché quelques années plus tard. La Compagnie chimique Franco-Américaine se disputait le marché avec plusieurs compétiteurs, dont les « Pilules Cardinales » et les « Pilules roses pour personnes faibles » du Dr Williams brevetées en 1887, vendues sans distinctions entre les hommes et les femmes20.

Conclusion

L’utilisation de pilules (et plus largement de « remèdes ») est une pratique bien ancrée dans la société canadienne-française, qui préfère généralement se soigner elle-même plutôt que de faire appel à un médecin21. C’est le résultat d’une méfiance générale envers la profession médicale en train de se développer et dont les diagnostics et les traitements onéreux ne sont pas nécessairement plus efficaces22 ou plus accessibles23 que les médicaments offerts dans les journaux.

Il n’est donc pas surprenant que des solutions miraculeuses, dont les propriétés thérapeutiques restent à être établir, pouvaient intéresser « monsieur et madame tout le monde ». Leurs publicités dans les journaux étaient essentielles dans leurs techniques de vente, et qui permettaient de viser un public très large, sans discrimination d’âge, de situations familiales ou même de classe sociale.

Les Pilules Rouges du Dr Coderre ont été vendues au moins jusqu’en 1963, puisqu’on retrouve encore des publicités dans les journaux de cette époque24. Quant à elle, la Compagnie Franco-Canadienne a existé jusqu’en 197425.


  1. Michel Litalien, « Mignault, Arthur », Dictionnaire biographique du Canada, [En ligne]URL :http://www.biographi.ca/fr/bio/mignault_arthur_16F.html, (Consultée le 23 juin 2023). ↩︎
  2. La compagnie annonce, dans Le Sorelois du 26 octobre 1900 que le produit changera de nom pour « Les Pilules Rouges de la Cie Chimique Franco-Américainne; [s.a.], « Mme Jos. H. Dubois », Le Sorelois, [Sorel-Tracy], 26 octobre 1900, p. 1. ↩︎
  3. Yoan Veilleux, « Pilules rouges pour femmes pâles et faibles », Pharmacolpolis [En ligne], URL : http://www.sqhp.pha.ulaval.ca/publications/pharmacopolis-2016-complet.pdf, p. 43. (Consultée le 5 juillet 2023). ↩︎
  4. Litalien, « Mignault, Arthur », op.cit. ↩︎
  5. Anciennes bouteilles de médicaments du Québec, « Dr Joseph Emery-Coderre », Ancienne bouteilles de médicaments du Québec, [En ligne], URL : https://bouteillesduquebec.ca/publicites/coderre_je, (Consultée le 11 juillet 2023). ↩︎
  6. Denis Goulet et Robert Gagnon, Histoire de la médecine au Québec 1800-2000, De l’art de soigner à la science de guérir, Québec, Septentrion, 2014, p. 27. ↩︎
  7. Ibid. ↩︎
  8. [s.a.], « Femmes malheureuses », Le Sorelois, [Sorel-Tracy], 1er décembre 1899, p. 1. ↩︎
  9. [s.a.], « Mlle Albina Barrette », Le Sorelois [Sorel-Tracy], 8 juin 1893, p. 3. ↩︎
  10. Denis Goulet, « L’ostentation du corps-outil. Études des représentations dans le discours médico-publicitaire au début du siècle », Université du Québec à Trois-Rivières, [Trois-Rivières], Novembre 1985, p. 75. ↩︎
  11. [s.a.], « Mme Philomène Jacques », Le Sorelois, [Sorel-Tracy], 23 septembre 1898, p. 3. ↩︎
  12. [s.a.], « Femmes nerveuses », Le Sorelois, [Sorel-Tracy], 24 novembre 1899, p.1 ↩︎
  13. « Femmes malheureuses », op. cit. ↩︎
  14. Veilleux, op.cit. ↩︎
  15. « En réponse à votre lettre me demandant des nouvelles de ma santé… » [s.a.], « Guérison miraculeuse de deux dames bien souffrantes et découragées par les Pilules Rouges de la Cie Chimique Franco-Anméricaine et les conseils de leurs médecins spécialistes », Le Sorelois, [Sorel-Tracy], 16 novembre 1900, p.1 ↩︎
  16. [s.a.], « Madame Urgèle Piché », Le Sorelois, [Sorel-Tracy], 7 octobre 1898, p. 3. ↩︎
  17. [s.a.], « Mal de tête », Le Sorelois, [Sorel-Tracy], 14 décembre 1900, p. 1. ↩︎
  18. « Femmes malheureuses », op. cit. ↩︎
  19. Dr Jacques Allard, « Anémie », Passeport santé, [En ligne], URL:  https://www.passeportsante.net/fr/Maux/Problemes/Fiche.aspx?doc=anemie_vue_ensemble_pm (Consultée le 14 juillet 2023). ↩︎
  20. Kansas Historical Society, « Pink Pills for Pale People », Kansas Historical Society, [En ligne], URL: https://www.kshs.org/kansapedia/pink-pills-for-pale-people/10240 https://www.kshs.org/kansapedia/pink-pills-for-pale-people/10240#:~:text=In%20the%2019th%20century–,a%20chance%20at%20good%20health (Consultée le 29 juin 2023). ↩︎
  21. Denis Goulet et Robert Gagnon, Histoire de la médecine au Québec 1800-2000, De l’art de soigner à la science de guérir, Québec, Septentrion, 2014, p. 25. ↩︎
  22. Ibid., p. 38. ↩︎
  23. En 1871, on compte 1 médecin pour 1527 personnes, pour un total de 780 médecins dans toute la province. Dix ans plus tard, ce ratio est plus élevé à Montréal et à Québec, soit 1/732, mais à la campagne, on enregistre toujours une moyenne de 1/1863. Cela reste très peu. Ibid., p. 25. ↩︎
  24. [s.a], « Traitez votre anémie économiquement », La Presse [Montréal], 25 mai 1963, p. 12. ↩︎
  25. Anciennes bouteilles de médicaments du Québec, « Compagnie chimique Franco-Américaine », Ancienne bouteilles de médicaments du Québec, [En ligne], URL : https://bouteillesduquebec.ca/publicites/franco_americaine_cie, (Consultée le 12 juillet 2023). ↩︎
Catégorie(s) : Histoire du Québec, Histoire locale

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