Page couverture Plan directeur de la Ville de Tracy

Le plan directeur de Tracy

Durant les Trente Glorieuses[1], le Bas-Richelieu connait une très forte poussée démographique tributaire au dynamisme de son économie. Les usines de la région fonctionnent à plein régime et attirent des employés provenant des quatre coins du Québec. Face à cette croissance inédite de la population, les autorités locales font la promotion de nouveaux projets de développement résidentiels qui permettent d’accueillir tous ces néo-Sorelois. C’est dans cette foulée qu’apparaît un plan et de nouveaux quartiers là où se trouvaient des champs et des boisés quelques années plus tôt.

La municipalité de paroisse de Saint-Joseph-de-Sorel, rebaptisée Tracy lors de son incorporation en 1954, s’inscrit pleinement dans ce contexte. À sa fondation, la ville possède près de 4 000 habitants[2] et en 1963, ce nombre augmente à 10 000[3]! Soucieuse de planifier adéquatement sa croissance, la municipalité contacte les bureaux de Georges Robert, un urbaniste reconnu[4], afin de tracer un plan directeur prévoyant le développement de la ville pour les 25 prochaines années.

Page couverture du plan directeur de Tracy en 1964. SHPS, P034 S2 SS3 D3.
« Plan directeur de Tracy », pp. 6 et 7. SHPS, Fonds Lorenzo-Brouillard, P034, S2, SS3, D3.

Bien que les plans originaux soient conservés dans le Fonds Georges-Robert à BAnQ Trois-Rivières[5], la Société historique Pierre-de-Saurel possède une brochure faisant la présentation et la promotion de ce plan directeur. La consultation de ce document agit comme une fenêtre sur la perception et la mentalité qu’ont les autorités locales sur leur région et c’est pourquoi il est l’objet de cet article.

Le plan

Réalisé durant l’hiver 1964 par Yvon Thériault et Richard Normandin à partir des plans réalisés par Georges Robert, ce carnet s’adresse aux citoyennes et citoyens soucieux de s’informer sur l’avenir de l’aménagement de leur ville. Le document est un cahier broché mesurant 22 centimètres par 15 centimètres avec une couverture rouge pompier qui attire le regard. Il est formé de 12 pages sur lesquelles des textes, des dessins, des cartes et des photographies illustrent ce qui était envisagé par les autorités municipales. Ces brochures étaient distribuées par la municipalité de Tracy et un exemplaire de ce document dans le Fonds Lorenzo-Brouillard de la Société historique Pierre-de-Sorel. En voici les éléments principaux.

Évaluation de l'utilisation du sol. "Plan directeur de Tracy", p. 4. SHPS, Fonds Lorenzo-Brouillard, P034, S2, SS3, D3.
Évaluation de l’utilisation du sol. « Plan directeur de Tracy », p. 4. SHPS, Fonds Lorenzo-Brouillard, P034, S2, SS3, D3.

Centre civique

L’esthétique du Centre Civique s’inscrit dans le mouvement moderniste inspiré par les architectes et urbanistes de la première moitié du 20e siècle, tel que Le Corbusier. Cette appartenance n’est pas surprenante lorsque l’on sait que Georges Robert a entretenu de bonnes relations d’affaires avec André Wogenscky, architecte et chef d’atelier de Le Corbusier.

Les longues discussions entre Wogenscky et Robert auraient influencé ce dernier à adopter des principes du mouvement moderniste lors de l’élaboration du plan directeur de Tracy[6]. La division du territoire en fonction d’utilisation précise (résidence, travail, loisir et transport), les designs épurés, la quête de l’efficacité et du rationnel ainsi que les grandes allées facilitant la circulation de l’automobile au détriment des piétons sont quelques éléments typiques de ce courant.

Le mouvement moderniste voit la ville comme un organisme vivant où chaque zone, à l’image d’un organe, a une utilité bien spécifique. Le Centre Civique de Tracy s’inscrit parfaitement dans ce mouvement, puisqu’il représente le cœur et la tête de la nouvelle ville. Ce sera dans ce complexe que se retrouvera l’hôtel de ville, les centres administratifs et le centre culturel de la municipalité. Un centre sportif, un centre commercial, une école secondaire et un cégep sont aussi ajoutés au projet rendant le complexe incontournable pour quasiment toutes les sphères de la vie des Traciennes et des Traciens.

Construit principalement au cours des années 1960, le Centre Civique de Tracy est une des seules parties du plan directeur qui a été entièrement réalisé. Le complexe réalisé comprend toutefois de nombreuses différences avec la maquette présentée dans le cahier du plan directeur, montrant que le projet envisagé initialement s’est modifié en cours de sa réalisation.

Plan de l'aménagement du Centre Civique de Tracy en 1966. SHPS, Fonds Joseph-Cardin, P140, S8, SS1, D4. (Plan paysager)
Aménagement du Centre Civique en 1966. SHPS, Fonds Joseph-Cardin, P140, S8, SS1, D4.

Les terrains qui accueillent le complexe sont achetés en 1963[7]. C’est la firme d’architecte Jacques Racicot et associés qui reçoit le contrat d’élaboration des plans de la mairie, de la piscine et du centre culturel. Les travaux de la mairie débutent le 21 juin 1965 et le bâtiment est officiellement inauguré le 16 septembre de l’année suivante[8]. Le centre culturel ouvrira en 1967[9].

Le Centre Civique prévoit être un centre d’éducation et plusieurs institutions y sont aménagées: l’école Harold Sheppard est la première à ouvrir ses portes en 1965, suivie de l’Institut de technologie et de l’école d’apprentissage des métiers en 1966. La polyvalente Bernard-Gariépy est inaugurée en 1971 et le Cégep clôt finalement l’ensemble, lors de son ouverture en 1980.

Quant à sa vocation sportive, le Centre Civique se munit d’une piscine municipale en avril 1967, mais aussi de terrains de jeux, de parcs, ainsi qu’un aréna de curling, bâti en 1979. On peut dire que cette vocation est toujours active aujourd’hui, avec le projet de terrain de soccer présentement en construction!

À l’image du cœur et des artères, le Centre Civique est relié aux autres parties de la ville grâce à de larges boulevards. Les voies urbaines passant par différents quartiers résidentiels sont nommés « noyaux paroissiaux » par le plan directeur.

Les noyaux paroissiaux

À travers la municipalité, les quartiers qui seront aménagés au fil du temps seront bâtis autour d’un noyau paroissial, où l’on trouve le nécessaire à la vie de quartier. Le explique que ces ensembles comprendront une école, un parc, une église, des commerces et des résidences. On peut y lire que l’aménagement a été pensé de façon à ce que la densité de la population soit très dense près de ces centres et qu’elle s’amenuise à mesure que l’on s’éloigne de ceux-ci. Chaque quart (secteur) des noyaux paroissiaux aura un plus petit parc permettant d’accueillir les enfants d’âge préscolaire.

Toujours selon le plan, chaque noyau aura une superficie de 200 acres (soit un peu moins d’un kilomètre carré). On prévoit l’aménagement de trois noyaux paroissiaux qui pourront accueillir 5 000 habitants chacun. L’aménagement de ces trois nouveaux quartiers témoigne des ambitions de la ville qui espère avoir à elle seule une taille de 30 000 habitants d’ici 1980[10]!

Habitation: "Plan directeur de Tracy". SHPS, Fonds Lorenzo-Brouillard, P034, S2, SS3, D3.
Habitation: « Plan directeur de Tracy ». SHPS, Fonds Lorenzo-Brouillard, P034, S2, SS3, D3.

Notons que le parc De Grandpré se situe au même emplacement que l’un des trois nouveaux noyaux paroissiaux planifiés par le plan directeur. Il est possible de déduire l’emplacement des deux autres noyaux paroissiaux en comparant ce document à une carte récente de la région.

L’un d’entre eux est situé vers le quadrilatère formé par les rues d’Argenson et des Jacinthes. L’autre serait dans un secteur que la ville n’a finalement jamais développé, vers le nord du golf Les Dunes. D’autres sections (comme les zones commerciales) se situent aux emplacements prévus par le plan. Par exemple, le parc Dorimène-Desjardins (anciennement le parc Soleil) a été aménagé au cours des années 1970 à l’endroit prévu par le plan directeur de 1963.

On remarque les noyaux, plus foncés, en bas du Centre Civique. "Plan directeur de Tracy". SHPS, Fonds Lorenzo-Brouillard, P034, S2, SS3, D3.
On remarque les noyaux, plus foncés, en bas du Centre Civique. « Plan directeur de Tracy ». SHPS, Fonds Lorenzo-Brouillard, P034, S2, SS3, D3.

D’autres secteurs tombent aussi dans la catégorie de zonage « noyaux paroissiaux ». L’un d’entre eux se situe là où l’on trouve aujourd’hui l’école Saint-Jean-Bosco. Un autre se situe là où se trouvent l’église et l’école de l’Enfant-Jésus. Le dernier se situe autour de l’église Saint-Joseph. Ces trois sites sont différents des autres noyaux paroissiaux puisqu’ils sont situés dans des paroisses qui étaient déjà construites au moment où le plan directeur était tracé. Les nouvelles idées promues par Georges Robert ne sont donc pas appliquées dans ces secteurs.

Le réseau routier

Un autre élément du plan directeur est le réseau routier tel qu’envisagé par la ville de Tracy au début de son existence. Le tracé de l’autoroute 30 peut nous paraitre surprenant avec le recul. En effet, au moment où le plan a été publié, le gouvernement provincial envisage de faire passer la nouvelle voie autoroutière à un emplacement situé près de l’extrémité nord du terrain de golf Les Dunes.

Ainsi, l’autoroute aurait contourné la ville de Tracy, traversant la rivière Richelieu grâce à un pont aménagé dans ce secteur et continuerait son trajet dans la ville de Saint-Pierre-de-Sorel. Une sortie est prévue au niveau de l’actuel Chemin du Golf afin de rejoindre facilement les quartiers plus industriels, évitant par le fait même le centre-ville, les quartiers commerciaux et résidentiels.

Selon le plan, le segment autoroutier situé aujourd’hui entre le golf et le pont Maurice-Martel est plutôt envisagé comme un boulevard connecté aux autres voies urbaines de Tracy. Ce boulevard qui n’a finalement pas été réalisé suivait le tracé de l’autoroute 30 et franchisait la rivière Richelieu grâce à un pont, au même endroit que le pont Maurice-Martel.

Le cahier mentionne que les voies des noyaux paroissiaux sont aménagées sous forme de roues, les rayons permettent de circuler du centre à leur extrémité. Des rues concentriques permettent ensuite de circuler autour des noyaux. Ces voies sont reliées aux autres noyaux et sont connectées aux boulevards urbains afin de permettre la circulation dans les autres secteurs de la ville. Le plan justifie ce choix en mentionnant qu’un tel aménagement limitera le trafic étranger aux noyaux paroissiaux. Les automobilistes n’ayant pas à se déplacer dans ces derniers n’auront donc pas à s’aventurer dans les quartiers résidentiels, diminuant la circulation et d’autres désagréments futurs. Les noyaux paroissiaux seront par conséquent plus calmes et plus sécuritaires.

L’ancien maire de Saint-Joseph-de-Sorel, Olivar Gravel, mentionne que le plan directeur a dû être refait en partie en 1965, puisque des modifications effectuées au tracé de l’autoroute 30 vinrent chambouler ce qui était prévu pour aboutir en la voie que nous connaissons aujourd’hui[11]. Le pont Maurice-Martel est inauguré en 1969 et l’autoroute est ouverte le 18 novembre 1977[12]. Malgré les modifications effectuées pour accommoder l’autoroute, la philosophie derrière le plan original est toutefois conservée.

Conclusion

Bien que la version du plan directeur en urbanisme que nous avons étudié n’ait pas été appliquée en totalité, il n’en demeure pas moins que le cahier le présentant est un document d’archives très informatif sur la ville de Tracy et son développement au début des années 1960. Ses nombreuses pages contiennent des informations textuelles et des plans donnant de précieuses données sur la vision qu’avait l’élite locale sur l’avenir de cette ville nouvellement fondée. Malgré les modifications apportées au plan en 1965, plusieurs éléments analysés ont été conservés dans les versions subséquentes et ont été aménagés dans la trame urbaine de Tracy.


[1] Nom donné à l’époque allant de la fin de la Seconde Guerre mondiale au choc pétrolier de 1973. Pour plus d’information à ce sujet : Wikipedia, « Trente Glorieuses ». Wikipedia [En ligne], https://fr.wikipedia.org/wiki/Trente_Glorieuses (page consultée le 13 avril 2023)

[2] Olivar Gravel Histoire de Saint-Joseph-de-Sorel et de Tracy : 1875-1975, volume-souvenir à l’occasion du 100e anniversaire de Saint-Joseph-de-Sorel. [s.é.], Saint-Joseph-de-Sorel, 1980, p. 214.

[3] Société historique Pierre-de-Saurel, Fonds Lorenzo-Brouillard, « Communiqués mars 1964 », P034, S2, SS3, D3, « Plan directeur d’urbanisme de Tracy », p.2.

[4] Né en Tunisie en 1928, Georges Robert étudie en architecture à l’École des beaux-arts de Tunis, puis à l’Institut d’urbanisme de l’Université de Paris. Avec sa famille, il s’installe au Québec en 1956. Il travaille dans le secteur privé et au sein de la fonction publique québécoise. Il prend sa retraite en 1996. Durant sa carrière, il s’intéressera de près à l’aménagement du paysage.

[5] Pour en savoir plus sur l’œuvre de Robert : Bibliothèque et archives nationales du Québec, Fonds Georges Robert [En ligne], https://advitam.banq.qc.ca/notice/423301 (page consultée le 31 mars 2023).

[6] Répertoire du patrimoine culturel du Québec, Ancien hôtel de ville de Tracy [En ligne], https://www.patrimoine-culturel.gouv.qc.ca/detail.do?methode=consulter&id=206891&type=bien (page consultée le 31 mars 2023).

[7] Gravel op. cit., p. 223.

[8] Ibid., p. 224.

[9] Ibid., p. 225.

[10] Société historique Pierre-de-Saurel. Fonds Lorenzo-Brouillard… p. 8.

[11] Ibid., p. 223.

[12] Précisons que l’autoroute 30 est inaugurée le 18 novembre 1977. Gravel, op. cit.., p. 230 et 231.


Source de l’image mise de l’avant: SHPS, Fonds Lorenzo-Brouillard, P034, S2, SS3, D3. Page couverture.

Catégorie(s) : Histoire locale

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