La fin de la Nouvelle-France marque-t-elle la fin du régime seigneurial ?

Le régime seigneurial fut implanté au Québec en 1627 par la Compagnie de la Nouvelle-France, aussi appelée la Compagnie des Cent-Associés. Divisé en seigneurie, le territoire est découpé en longues bandes perpendiculaires aux cours d’eau. Ces terres étaient concédées par le roi à des seigneurs à qui il déléguait la responsabilité. Au total, trois cents seigneuries furent concédées, majoritairement sous le régime français, jusqu’à leur abolition en 1854.

Or, si nous nous rappelons nos cours d’histoire, nous avons appris que le régime seigneurial a pris fin abruptement à la suite de la Conquête britannique, au changement de métropole officialisé en 1763, lors de la signature du traité de Paris et de l’édit de la Proclamation royale. Cet événement a apporté un changement profond aux lois civiles en vigueur dans la nouvelle Province of Quebec,signifiant la fin du système seigneurial qui en faisait partie. Par la suite, l’Acte de Québec proclamé en 1774 assouplira certaines des conditions imposées par le traité de 1763, notamment en rétablissant le Code civil français, ainsi que le régime seigneurial.

Persistances du système seigneurial

L’Acte constitutionnel de 1791 installa les prémisses d’un changement de régime et de concession de terres. En plus de scinder en deux la Province of Quebec, en créant les territoires du Bas-Canada (Québec) et du Haut-Canada (Ontario), les nouvelles terres sont désormais concédées exclusivement en franc et commun socage, c’est-à-dire libre de droits seigneuriaux. Cependant ce changement n’affecta pas les terres qui avaient déjà été octroyées aux seigneurs lors du système seigneurial. Cela représentait une partie importante du territoire où se retrouvait la vaste majorité de la population du Bas-Canada.[1]

Or, environ soixante ans plus tard, en 1854, une nouvelle loi ira plus loin en annonçant l’abandon définitif de ce système. Cependant, cette nouvelle législation établit qu’en compensation des droits de propriété retirés aux seigneurs et en guise de dédommagement pour la perte future de leurs revenus seigneuriaux, ceux-ci conservent leur statut de propriétaire tant et aussi longtemps que les redevances ne sont pas payées en totalité par leurs censitaires. Par conséquent, les censitaires deviennaient des locataires, devant payer leurs droits à un seigneur qui était devenu leur propriétaire. En d’autres termes : « La valeur annuelle de chaque classe de droits [seigneuriaux] sur chaque fonds [censives] devien[ne] une rente constituée ».[2]

Au moment de l’abolition du régime seigneurial, le Bas-Canada comporte 227 seigneuries. À ce moment, la majorité de la population du Bas-Canada est toujours censitaire et assujettie à un seigneur. Contrairement aux cens et rentes seigneuriaux qui pouvaient être payés en nature, cette nouvelle rente devait plutôt être acquittée en argent.  Autrement dit, la rente constituée devait être rachetée moyennant le paiement du capital de ladite rente. Par exemple, pour une rente annuelle d’un dollar, le versement était de 17 paiements annuels. Une somme d’environ 17 dollars était donc due au seigneur.[3]

En 1842, le tout premier parlement canadien, issu de l’Acte d’Union de 1840, avait formé une commission d’enquête qui conclua que le régime seigneurial « était arrivé au bout de sa course, sa perpétuation ne faisant que favoriser les nombreux abus et anomalies, son impact sur le progrès agricole de la nation étant jugé négativement ».[4] En 1850, la Chambre d’assemblée crée un tribunal exceptionnel sous l’autorité du juge en chef Louis-Hippolyte Lafontaine. Ce tribunal est chargé de statuer sur certains points de droit pouvant soulever des problèmes dans la passation du régime de tenure à l’autre. Ce n’est finalement qu’en 1854 que toutes les seigneuries sont commutées en francs-alleux roturiers.[5]

Il faudra cependant attendre le milieu du XXe siècle pour que disparaissent les derniers vestiges de cette institution qui a profondément marqué la société québécoise traditionnelle. En effet, ce n’est que le 11 novembre 1940, à la suite d’un processus d’abolition des rentes débuté en 1935, que les dernières rentes « seigneuriales » sont payées à Québec, soit plus de 85 ans après la « première » abolition du régime en 1854. Cela correpond aussi avec l’adoption de la Loi abolissant les rentes seigneuriales et la création du Syndicat national du rachat des rentes seigneuriales.

L’objectif de celui-ci est de « faciliter la libération de toutes les terres ou lots de terre des rentes constituées ayant remplacé les droits seigneuriaux.[6] Cependant, afin de rembourser l’emprunt contracté par le SNRRS (Syndicat national du rachat des rentes seigneuriales) pour indemniser les seigneurs et rompre le lien « féodal », les anciens censitaires devront payer une taxe « seigneuriale » à leur municipalité jusqu’en 1970. 

La comptabilité du SNRRS dresse le détail des sommes versées par les municipalités.[7] Ainsi, certaines d’entre-elles choisissent de percevoir la somme totale en un seul versement plutôt que d’administrer cette taxe pendant la période maximale de 41 ans prévue par la loi. Le SNRRS accorde d’ailleurs des réductions pour inciter le remboursement accéléré de son emprunt.[8]

Reçu pour paiement de rentes : le cas de la seigneurie de Rivière-David en 1874

On trouve parfois des traces de toute cette histoire dans les archives locales, comme c’est le cas dans l’une de nos récentes acquisitions. Un simple document nous a intrigués : on peut y lire qu’il s’agit d’un reçu pour paiement de rentes seigneuriales payées par Jos Joyal père, à Jonathan Saxton Campbell Würtele, seigneur de Rivière David, le 11 novembre 1874.

La famille Würtele est alors propriétaire de la seigneurie Deguire depuis 1808 et de celle de Bourg-Marie-Est depuis 1822. Jumelées pour créer la seigneurie de la Rivière David, elles formaient une large bande de terre, de la rivière Saint-François à la rivière Yamaska, et correspondaient à l’emplacement actuel des municipalités de Saint-David, Saint-Pie-de-Guire, d’une partie de Saint-Gérard-Majella et de Saint-Guillaume.[9]

Jonathan Saxton Campbell Würtele hérita de la seigneurie au décès de son père, Jonathan Würtele, à la fin de l’année 1854.Il fut le dernier seigneur à prêter foi et hommage au gouverneur de la Province du Canada en décembre de cette même année. Cela ne l’empêchera pas de continuer à agrandir son patrimoine seigneurial en achetant d’autres fiefs, et ce, malgré l’abolition du régime seigneurial. En effet, M. Würtele ajouta à ses fiefs de Rivière-David, de Saint-François et La Lussaudière, celui de la seigneurie de Sorel pour 21 478,88 $ en 1870 et le fief Bourgchemin de l’Est pour 14 000,00$ en 1897. 

Ces acquisitions nous montre que malgré la perte de plusieurs droits (honorifiques et lucratifs, les seigneuries post-abolition constituent toujours un placement de choix et sont l’objet d’investissements de taille.[10] Cette affirmation peut sembler paradoxale puisque les seigneuries comme entité territoiral juridiquement abolies, mais les recherches effectuées par les historiens Benoit Grenier et Michel Morissette démontre que : « si les « droits et devoirs » sont abolis par la loi de 1854, ni la propriété seigneuriale ni le lien seigneur/censitaire ne le sont, pas plus que le vocabulaire féodal qui persistera longtemps après cette date».[11]

En effet, l’Acte pour l’abolition des droits et devoirs féodaux dans le Bas-Canada mentionne que la pleine possession des terres domaniales et autres réserves est réservé aux seigneurs, auxquelles il ajoute les espaces non concédés. Ils deviennent des propriétaires fonciers comme les autres et peuvent disposer à leur guise de leurs « domaines »[12] Cette drôle de situation anachronique explique en partie les transmissions ou ventes de seigneuries contiuent malgré leur disparition juridique.  

Le reçu émis par le seigneur vingt ans après l’Acte pour l’abolition des droits et devoirs féodaux dans le Bas-Canada est la preuve que le paiement de la rente continue de se faire dans la seigneurie Rivière David vingt ans plus tard. Le côté plus moderne de ce reçu imprimé contraste avec le contexte moyenâgeux de sa signification.[13] Ernest Frederic Campbell Würtele, fils de Jonathan Saxton, décédé en 1936, semble avoir été le dernier seigneur en titre de la seigneurie de Rivière David. [14]

C’est à la Saint-Martin d’hiver, célébré le 11 novembre, de 1940 que les Québécois payent pour la toute dernière fois une rente directement au seigneur ou à son représentant. Il s’agit d’une date importante en ce qu’elle a trait à la rupture du lien féodal. Pourtant, elle est complètement oubliée, ce qui témoigne du caractère étapiste du processus d’abolition du régime seigneurial. En 1940, la loi prévoit une période de 41 ans pour que les municipalités s’acquittent des sommes dues dans leur territoire à l’endroit du SNRRS et que la dette de celui-ci soit remboursée. Ainsi, même débarrassés des visites annuelles chez le seigneur, les anciens censitaires n’auront pas fini avec les vestiges des rentes seigneuriales. En vertu de la loi, les municipalités sont responsables d’imposer une nouvelle taxe sur chaque immeuble assujetti aux rentes. On peut parler en quelque sorte d’une municipalisation des rentes seigneuriales.[15] Le dernier versement au SNRRS par les municipalités a été effectué le 11 novembre 1970, soit onze ans plus tôt que prévu ! Officiellement, l’organisme a terminé son mandat le 30 novembre 1974[16]


[1] Assemblée nationale du Québec, « Acte constitutionnel (1791) », [En ligne], URL : http://www.assnat.qc.ca/fr/patrimoine/lexique/acte-constitutionnel-de-1791.html (Consultée le 11 novembre 2021)

[2] Michel Morissette, Les persistances de l’« Ancien Régime » québécois : seigneurs et rentes seigneuriales après l’abolition (1854-1940), Sherbrooke, [Mémoire]  Université de Sherbrooke, 2014, p.4.

[3]  Benoît Grenier, Michel Morissette, « Les persistances de la propriété seigneuriale au Québec, Les conséquences d’une abolition partielle et progressive (1854-1970) », Histoire & Sociétés Rurales, 2013/2 (Vol. 40), p. 5.

[4] Histoire du Québec, « Abolition du régime seigneurial au Québec », [En ligne], URL : https://histoire-du-quebec.ca/abolition-regime-seigneurial/ (Consultée le 11 novembre 2021)

[5] Ibid.

[6] Grenier, Morissette, « Les persistances de la propriété seigneuriale au Québec… », p. 77.

[7] Ibid., p.80.

[8] Morissette, Op cit., p.81.

[9] Collectif, Histoire de Saint-David d’Yamaska, 150e, 1831-1981 : volume souvenir publié à l’occasion du 150e anniversaire de la paroisse de Saint-David, Sorel-Tracy, Éditions Beaudry & Frappier, 1981 , p. 30-32.

[10] Morissette, Op cit., p. 79.

[11] Morissette, Op cit., p. 21.

[12] Grenier, Morissette, Op cit., p.8.

[13] Société historique Pierre-de-Saurel, Collection des documents textuels, I011, S18, P1.

[14] Collectif, Op cit., p. 34.

[15] Grenier, Morissette, Op cit., p.80-81.

[16] Ibid.,p. 81.

Catégorie(s) : Histoire du Québec, Histoire locale

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